La vie est comme un nuage

En avril dernier, la vie mouvementée de Michel, 55 ans, s’arrête net. Atteint d’une tumeur au cerveau, il apprend que ses jours sont comptés. Depuis, il se prépare à la mort tout en continuant à faire des projets de vie.
Propos recueillis par Patricia Bernheim
Administrateur délégué d’une entreprise genevoise, PDG d’une société à Hong-Kong, c’est peu dire que Michel était très actif. « Je faisais ce que je voulais, ce que j’aimais. C’était un rythme qui sollicitait beaucoup mon organisme, mais je ne m’écoutais pas. J’avançais, point. » Fin 2009, il ressent une grosse fatigue. Début mars, il part se reposer une semaine à Malte. « Le premier jour, j’ai beaucoup marché. Au matin du deuxième jour, je me suis réveillé, j’ai essayé d’enfiler mes pantoufles. Impossible. J’avais perdu le contrôle de mes jambes. J’ai mis ça sur le compte de la marche de la veille et je suis descendu au bar boire un jus d’orange, pour les vitamines C… Là, j’ai ressenti des spasmes au niveau du cœur, toujours plus violents, et j’ai juste eu le temps de dire au couple à côté de moi que je pensais être en train de faire une crise cardiaque et qu’il fallait appeler un médecin ».
Après, c’est le trou noir jusqu’à son réveil à l’hôpital. Un médecin lui annonce qu’il vient de faire deux crises d’épilepsie et que le scanner a révélé une lésion cérébrale. Il décide alors de se faire rapatrier, direction la neurochirurgie des HUG où il passe un IRM. « Là, j’ai appris que j’avais une tumeur pariétale droite, plus grosse qu’une noix, qui faisait pression sur le cerveau. C’est cela qui avait provoqué les crises d’épilepsie. J’ai passé toute une batterie de tests, comme reproduire une série de dessins, faire des calculs simples, mais j’en étais incapable. C’était une sorte d’état des lieux de mon cerveau. Je prenais acte qu’il y avait un problème ».
Combien de temps ? Michel est opéré quelques jours plus tard. La tumeur est analysée et le résultat tombe comme un couperet : c’est un glioblastome de grade 4. Autrement dit, la plus agressive des tumeurs malignes, qui a par ailleurs la particularité de repousser presque inévitablement. « Comme je suis quelqu’un de plutôt rationnel, ce qui m’importait, c’était de savoir combien de temps il me restait. » Quelques mois, lui répondent les médecins en citant les statistiques : 20% des patients ayant suivi le traitement standard bénéficient de deux mois de survie, 50% de 12 mois et 3% dépassent les 3 ans.
A condition que toutes les informations lui soient transmises, Michel accepte de faire partie d’une étude clinique pilote menée par quatre hôpitaux sur une trentaine de patients et dont le protocole prévoit une irradiation plus puissante que la dose standard. Il suit également une chimiothérapie à répétition par voie orale pendant 30 jours. Et pendant ce temps, il lit, se documente, se renseigne beaucoup, notamment sur le net, pour savoir exactement ce qu’il a en face de lui.
Stratégie mise en place « Je savais où j’en étais et qu’il n’y en avait plus pour très longtemps. Ce constat fait, il fallait accepter la situation et établir une stratégie en fonction des informations que j’avais collectées. Comme je suis très cartésien, j’ai posé des axes de réflexions avec des hypothèses. Soit la mort survenait dans un court délai et il fallait que je m’y prépare. Soit j’allais vers la vie et il fallait faire le nécessaire pour contrer la maladie. J’ai donc travaillé sur ces deux axes en même temps. Le plus dur, ce n’était pas pour moi, mais pour mes proches. Préparer la vie et préparer la mort avec la même intensité, c’est difficile à comprendre pour l’entourage ».
La stratégie étant établie, il passe à l’action. Il contacte Exit « pour pouvoir garder le contrôle jusqu’au bout » et organise ses funérailles. Il cesse toute activité professionnelle et se réoriente vers le métier de marin. « Je rêve depuis longtemps de faire le tour du monde à la voile, que je pratique sur le lac depuis 30 ans. J’ai alors décidé de compléter ma formation en mer, en Bretagne ». Il modifie aussi totalement ses habitudes pour agir sur les causes connues de son cancer. « Je me suis fait un programme complet concernant tous les aspects de ma vie en suivant notamment les conseils donnés par David Servan-Schreiber dans son livre Anticancer . Contrairement à beaucoup d’autres, il est crédible. Il a survécu à deux tumeurs cérébrales. Il sait de quoi il parle. » Il passe au bio et reprend le sport auquel il s’adonne trois heures par jour quel que soit son état, avec juste la notion de plaisir. Il supprime toutes formes de stress et ne fait plus que ce dont il a envie. « Réfléchir, structurer et mettre en œuvre tout cela, c’est un boulot à plein temps. »
La notion d’impermanence Très influencé par les philosophies asiatiques – il a vécu 10 ans en Chine -, il pratique depuis longtemps les arts martiaux et la méditation. « J’ai poursuivi mes recherches sur les philosophies asiatiques, j’ai travaillé sur la notion d’impermanence. Tous nos modèles occidentaux sont basés sur l’idée de conserver, mais la vie est comme un nuage : il se forme, se transforme et disparaît. On ne peut pas le saisir. La douleur apparaît avec la dualité, mais la vie et la mort, c’est pareil. Cela ne sert à rien de s’accrocher. Dix ans de plus, dix ans de moins, quelle importance ? »
Michel travaille aussi sur l’impact de la pensée sur le corps, sur la possibilité d’exploiter la nature de notre esprit pour traiter les zones malades du corps. « Depuis le 26 avril, je vis comme ça. Nous sommes fin septembre et le résultat de mon dernier IRM montre que la situation est stabilisée. Grâce au sport, je me sens en grande forme, mieux même que je ne l’ai été depuis longtemps. Je suis convaincu que la méditation joue un rôle, même si les médecins se montrent sceptiques parce que ses effets ne sont pas mesurables scientifiquement… En fait, à travers les arts martiaux, je me suis préparé pendant 20 ans et là, je suis face à l’ennemi que j’ai appris à combattre, le cancer en l’occurrence. Ce n’est plus un exercice de style. L’engagement est total, il n’y a pas de reddition. Peu importe le résultat, l’important est dans la détermination de l’action. »
Saisir l’instant présent « En chinois, le même terme signifie à la fois crise et opportunité. Ce cancer, je le vois comme une opportunité de saisir l’instant présent. Savoir qu’on n’en a plus pour très longtemps change la notion du temps et entraîne un lâcher prise total. Je ne fais plus de concessions, plus de compromis. J’ai beaucoup donné à mon entourage, mais je suis devenu égoïste. Mon programme, c’est moi ».
« J’ai toujours fait ce que je voulais. Maintenant, chaque jour qui passe, c’est du bonus. Je n’ai plus de soucis financiers et la seule chose dont je doive m’occuper, c’est de moi-même. Je n’ai jamais vécu dans d’aussi bonnes conditions. » Lorsqu’on lui demande s’il a peur de mourir, il répond non. « Ce chemin, je l’ai commencé il y a déjà des années. Je le considère presque comme un nouveau projet. C’est le voyage suivant et il est assez excitant. » Et lorsqu’on évoque la sérénité qu’il dégage, il rétorque : « Je n’aimerais pas que cela soit perçu comme exemplaire. Ce cheminement est le mien, mais cela dépend tellement de la vie de chacun… Il est certain que si j’avais des enfants en bas âge, je ne serais pas dans le même état d’esprit. »
En guise de conclusion, Michel cite encore ce poème de William Blake :
Qui veut lier à lui-même une Joie
De la vie brise les ailes.
Qui embrasse la Joie dans son vol
Dans l’aurore de l’Eternité demeure.